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L’ONU à 80 ans : réflexions d’un travailleur de terrain
Par Njoya Tikum, Directeur du Pôle sous-régional du PNUD pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre et Représentant résident du PNUD au Sénégal.
L’ONU à 80 ans : réflexions d’un travailleur de terrain
Le siège des Nations Unies / AP
22 septembre 2025

Alors que l’Assemblée générale des Nations Unies se réunit cette semaine à New York, les dirigeants du monde débattent des priorités mondiales.

Pour moi, c’est aussi un moment de réflexion, après quinze années de service au sein d’une organisation qui a marqué ma vie, de mon enfance au Cameroun jusqu’aux crises traversées sur plusieurs continents.

Aujourd’hui, alors que l’ONU fête ses 80 ans, je me retourne sur ce parcours, non seulement comme fonctionnaire, mais comme quelqu’un dont le chemin a été profondément façonné par cette institution elle-même.

Mon itinéraire m’a conduit au-delà des frontières, au cœur de crises et de relèvements. Mais c’est l’ONU, cette institution vivante, qui a influencé ma vision du monde et la place que j’y occupe.

L’ONU est aujourd’hui plus âgée, parfois plus lente dans certains domaines, meurtrie par l’histoire et alourdie par les attentes d’un monde en mutation. Et pourtant, elle est toujours là, elle continue d’agir, de tenter, d’apparaître là où d’autres ne le font pas.

Il y a aujourd’hui des voix qui affirment que l’ONU échoue. Qu’elle est trop lourde, trop douce, trop lente. Qu’elle devrait se réduire, faire moins et coûter moins.

À vrai dire, ces voix n’ont pas tort de vouloir le changement : toute institution qui atteint 80 ans doit marquer une pause et se remettre en question.

Mais nous ne devons pas perdre de vue l’ensemble du tableau. Car si l’on se limite aux difficultés actuelles de l’ONU, on risque de passer à côté du miracle de ce qu’elle a déjà accompli et continue de réaliser.

Comprendre d’où vient cette organisation.

Les Nations Unies sont nées des décombres de la Seconde Guerre mondiale, avec une mission : « préserver les générations futures du fléau de la guerre ». 

Lorsque 51 pays signèrent la Charte à San Francisco en 1945, le monde enterrait encore ses morts et reconstruisait des villes en ruines.

Un an plus tard, l’UNICEF voyait le jour, non pas pour le développement à long terme, mais pour répondre aux besoins d’urgence des enfants en Europe et en Asie d’après-guerre. Dès 1950, l’UNICEF avait aidé à vacciner plus de 20 millions d’enfants contre la tuberculose et la diphtérie, et nourrissait près de 6 millions d’enfants chaque jour.

En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme fut adoptée, sous l’impulsion d’Eleanor Roosevelt.

À une époque où la ségrégation raciale sévissait encore dans de nombreux pays et où le colonialisme dominait une grande partie de l’Afrique et de l’Asie, ce texte affirmait audacieusement la dignité et l’égalité de tous les êtres humains. C’était révolutionnaire.

Les années 1950 et 1960 virent s’accélérer les mouvements de décolonisation.

Entre 1960 et 1980, plus de 80 pays accédèrent à l’indépendance, nombre d’entre eux bénéficiant de l’appui ou de la reconnaissance politique de l’ONU.

Rien qu’en 1960, dix-sept nouveaux États africains rejoignirent l’Organisation, lors de ce qu’on appela « l’Année de l’Afrique ».

L’ONU supervisa des référendums, forma des fonctionnaires et contribua à la rédaction de constitutions dans des États nouvellement indépendants, du Ghana à la Namibie.

En 1960, l’ONU créa le Département des opérations de maintien de la paix. La même année, elle déploya sa première grande mission au Congo, avec plus de 20 000 soldats — la plus vaste et la plus complexe de l’époque.

Le Congo était en proie au chaos après son indépendance.

Les Casques bleus aidèrent à stabiliser le pays, au prix fort : Dag Hammarskjöld, alors Secrétaire général, trouva la mort dans un crash aérien en mission en 1961.

La santé, un pilier central.

En 1974, l’OMS lança le Programme élargi de vaccination qui, d’ici 1980, avait permis d’immuniser plus de 50 millions d’enfants contre la rougeole, la poliomyélite et le tétanos. Et bien sûr, le grand triomphe : l’éradication de la variole.

Après deux décennies de coordination, l’OMS déclara en 1980 — l’année de ma naissance — que la variole avait été complètement éradiquée.

Cette maladie avait tué plus de 300 millions de personnes au seul XXe siècle. Le dernier cas fut enregistré en Somalie, un pays qui bénéficie encore aujourd’hui de l’assistance humanitaire des Nations Unies.

L’ONU ne s’est pas contentée de lutter contre la pauvreté : elle a redéfini la manière dont le monde la comprend.

Créé en 1965, dans un contexte de transitions post-coloniales et de revendications croissantes de solidarité mondiale, le PNUD fut établi pour soutenir les pays, non par la charité, mais en leur fournissant des outils pour construire leur avenir.

L’idée révolutionnaire du “développement humain”

Puis, il y a plus de trente ans, le PNUD introduisit une idée révolutionnaire : le développement humain. Elle défia le monde de cesser de mesurer la pauvreté par le seul revenu et d’y voir ce qu’elle est : le refus d’opportunité, d’éducation, de santé, de dignité.

Ce changement n’était pas cosmétique. Il transforma la manière dont les gouvernements conçoivent leurs politiques, dont les institutions mesurent les progrès, et dont des millions de personnes furent autonomisées — non par la charité, mais en retrouvant leur pouvoir d’agir.

Le développement humain a changé non seulement la façon de mesurer la pauvreté, mais aussi la manière de la combattre et de bâtir un monde où chacun compte.

J’ai vu cet impact de mes propres yeux.

Au Vietnam, la pauvreté est passée de 58,1 % en 1993 à 5,8 % en 2020, grâce notamment aux programmes soutenus par l’ONU qui ont autonomisé les communautés et amélioré l’accès à l’éducation et aux soins.

Au Mexique, la pauvreté a reculé de 43,2 % en 2018 à 36,3 % en 2022, sortant cinq millions de personnes de la pauvreté.

Dans le bassin du lac Tchad, le PNUD, avec ses partenaires et les gouvernements, a mené des initiatives de stabilisation qui ont aidé plus de 500 000 réfugiés et déplacés internes à rentrer chez eux, reconstruire leurs moyens de subsistance et retrouver leur dignité.

En guerre contre la faim

Dans les années 1970, l’ONU mena également des actions pionnières contre la faim.

Le Programme alimentaire mondial, créé en 1961 comme une expérience de trois ans, était devenu dès 1980 la plus grande agence humanitaire alimentaire du monde, nourrissant des millions de personnes lors de crises telles que la guerre du Biafra, la guerre de libération du Bangladesh et les sécheresses au Sahel.

Ainsi, l’histoire de l’ONU n’est pas seulement celle de ses difficultés récentes.

C’est une histoire de survie et de service, décennie après décennie, à travers les tensions de la Guerre froide, les guerres par procuration, les famines, les génocides et les effondrements économiques.

Je l’ai vu de mes propres yeux pendant la crise Ebola en Afrique de l’Ouest.

Alors que la peur paralysait le monde et que les frontières se fermaient, l’ONU courait vers le danger. Nous avons épaulé les gouvernements, construit des cliniques d’urgence à partir de rien, acheminé des fournitures vitales et frappé aux portes pour informer des familles terrorisées.

Ce n’était pas parfait. Mais c’était courageux. C’était humain.

Plus de 11 000 vies furent perdues, mais sans cette réponse, le bilan aurait pu être bien pire. L’ONU n’a pas seulement accouru : elle est restée.

Entre Ebola et la Covid-19

Puis vint la COVID-19. Les pays riches se précipitèrent pour protéger les leurs. Mais l’ONU contribua à lancer COVAX, livrant plus de 2 milliards de doses de vaccins à 146 pays.

Cela n’a pas seulement sauvé des vies : cela a rappelé au monde ce que signifie la solidarité, même en pleine pandémie.

J’ai vu l’ONU non seulement répondre à la guerre, mais aussi la prévenir. Mon propre pays, le Cameroun, était au bord du conflit avec le Nigeria à propos de la presqu’île de Bakassi.

Ce furent les Nations Unies, par une diplomatie discrète et grâce aux travaux de la Commission mixte Cameroun-Nigeria, qui aidèrent les deux nations à régler pacifiquement leur différend frontalier, évitant la guerre et donnant un exemple de résolution de conflit en Afrique.

En Sierra Leone, au Cambodge ou encore au Libéria, l’ONU a rassemblé les morceaux et aidé des nations à renaître de leurs cendres.

Nous avons désarmé des combattants, réinséré des ex-combattants, rapatrié des réfugiés, formé des juges, appuyé des commissions vérité et aidé à organiser des élections crédibles.

Dans ces moments fragiles d’après-guerre, l’ONU a aidé des pays à choisir la paix et à la préserver.

L’ONU a payé un lourd tribut.

Près de 4 400 Casques bleus et plus de 650 civils ont perdu la vie dans l’exercice de leurs fonctions, dont plus d’une centaine en Haïti lors du séisme de 2010 et de l’épidémie de choléra qui a suivi.

Chaque perte rappelle que l’œuvre de l’ONU est noble mais périlleuse.

Ainsi, alors que l’Organisation des Nations Unies fête ses 80 ans cette année, elle avance peut-être avec le poids de ses années — plus prudente, parfois couverte par le bruit croissant des rivalités mondiales. Mais elle demeure.

Elle continue d’apparaître dans les lieux les plus difficiles. Elle offre encore un espace de dialogue quand tant d’autres choisissent la division. Je ne le dis pas parce que je l’ai lu dans un rapport ou entendu lors d’une réunion de haut niveau. Je le dis parce que je l’ai vécu.

Je fais partie des milliers de personnes qui ont consacré une grande partie de leur vie à ce travail, non pour la reconnaissance ou le statut, mais parce que nous croyons encore en des principes simples et puissants : que la paix vaut toujours mieux que la guerre.

Que la dignité n’est pas un privilège mais un droit. Qu’aucun enfant ne devrait mourir d’une maladie que nous savons déjà prévenir.

Que le même soleil qui alimente une clinique rurale à Ngarannam, au Nigeria, peut aussi brûler la terre, assécher les lacs et forcer des communautés entières à quitter leurs foyers à Islamabad.

Que la justice, la compassion et la liberté ne sont pas des idéaux lointains, mais le minimum que nous nous devons les uns aux autres, de Port-au-Prince en Haïti à Ziguinchor au Sénégal, et de Bamenda au Cameroun à Bogotá en Colombie.

À une époque où trop de pays se replient sur eux-mêmes et cèdent à l’intérêt égoïste, l’ONU reste l’un des derniers espaces où le monde tente, malgré ses imperfections, de parler et d’agir ensemble.

Elle n’y parvient pas toujours. Mais elle essaie encore. Et moi aussi.

La réforme est nécessaire, et elle l’est de toute urgence.

Comme beaucoup de collègues qui servent dans cette organisation, nous accueillons cet appel.

Nous devons faire mieux, être plus agiles, plus responsables, plus proches des populations que nous servons.

Mais je sais aussi ceci : si nous privons l’ONU de sa voix, de ses ressources et de sa portée, nous n’affaiblirons pas seulement une bureaucratie.

Nous détruirons l’un des derniers grands actes de solidarité mondiale que l’humanité ait construits.

Les Nations Unies n’ont pas été créées pour amener l’humanité au paradis, mais pour la sauver de l’enfer.

Dag Hammarskjöld

Cela reste vrai. L’ONU n’a jamais été conçue pour être parfaite. Elle devait être possible, réelle, humaine, imparfaite, mais déterminée.

Quatre-vingts ans, c’est long.

Mais pas trop long pour espérer. Ne quittez pas la table. Apportez votre chaise.

Dans un monde bouleversé par les conflits, le climat et la méfiance, l’ONU demeure un lieu où le monde essaie encore de tenir ensemble.

 

SOURCE DE L'INFORMATION:TRT Afrika Français