Par Timothy Ash

La guerre Russie-Ukraine du début de 2022 a confronté la Türkiye à l'une des épreuves stratégiques les plus complexes de son histoire moderne.

La guerre a éclaté à un moment où les relations d'Ankara avec ses partenaires occidentaux et avec la Russie étaient à la fois vitales et tendues.

Le conflit menaçait d'accentuer simultanément toutes les contraintes existantes.

Les prix de l'énergie ont grimpé, les conditions financières mondiales se sont durcies et les sanctions occidentales contre la Russie ont placé la Türkiye, membre de l'OTAN entretenant des liens profonds avec Moscou sur les plans économique, énergétique et touristique, dans une position peu enviable.

Maintenir une autonomie stratégique sans aliéner l'un ou l'autre camp paraissait, à l'époque, presque impossible.

Beaucoup supposaient qu'Ankara serait forcée à un choix binaire, qui entraînerait d'importants coûts économiques et politiques dans un sens comme dans l'autre.

Quatre ans plus tard, cette hypothèse s'est révélée erronée.

Loin d'être enfermée par les événements, la Türkiye est devenue l'un des navigateurs géopolitiques les plus habiles de la guerre en Ukraine et de ses répercussions, transformant la contrainte en levier et l'ambiguïté en influence.

Sur la guerre en Ukraine, d'abord via les pourparlers de paix d'Antalya, son rôle dans l'accord sur les grains en mer Noire, les échanges successifs de prisonniers et à nouveau cette année via le processus de paix d'Istanbul, la Türkiye s'est imposée comme un médiateur utile entre les principaux protagonistes.

Cela a permis à la Türkiye de bénéficier d'une certaine marge de manœuvre tant auprès de l'Occident que de la Russie.

Elle a ainsi pu continuer à commercer avec la Russie, dans les limites du régime de sanctions occidentales, des échanges qui ont contribué à ancrer sa propre position macroéconomique.

Remarquablement, la Türkiye a pu parallèlement fournir à l'Ukraine des matériels militaires critiques, notamment des Bayraktar TB2, qui ont fait une différence décisive pour aider les forces ukrainiennes à repousser l'assaut initial russe sur Kiev.

Changements géopolitiques

La guerre en Ukraine a provoqué des changements géopolitiques plus larges, dont la Türkiye a tiré pleinement parti.

Premièrement, dans le Caucase du Sud, l'Azerbaïdjan a profité du fait que les forces russes étaient mobilisées en Ukraine pour utiliser son avantage militaire et technologique et submerger les forces arméniennes au Haut-Karabakh.

La guerre a été une excellente vitrine pour la technologie militaire turque, les drones turcs, particulièrement le Bayraktar TB2, ont été déterminants dans la victoire de l'Azerbaïdjan.

Mais la diplomatie turque a également maintenu les forces russes en dehors du jeu.

Un accord de paix définitif entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan semble proche, ce qui devrait aussi permettre une normalisation de longue date des relations entre la Türkiye et l'Arménie.

La frontière entre les deux États devrait s'ouvrir prochainement.

Cela contribuera à renforcer encore les échanges commerciaux et les liens diplomatiques turcs vers l'Asie centrale et jusqu'en Chine.

Le succès de la technologie militaire turque dans les guerres en Ukraine et au Karabakh a montré comment le hard power peut ouvrir la voie à des opportunités de soft power, des pays d'Afrique, d'Europe et du Moyen-Orient étant aujourd'hui désireux de s'associer à la Türkiye pour diversifier leurs propres relations de défense.

Le fait que la Russie est embourbée en Ukraine a également joué un rôle non négligeable dans la chute du régime baathiste, tout comme l'a fait la fourniture par la Türkiye d'un soutien technique militaire clé aux forces anti-Assad.

La Russie était sollicitée en Syrie, et avec l'Iran et le Hezbollah affaiblis par des frappes israéliennes, la Türkiye a pu soutenir ses alliés dans la prise de Damas.

La sortie éventuelle de la Syrie des sanctions et les réelles perspectives de reprise et de reconstruction offrent une aubaine potentielle pour les entreprises turques, compte tenu de leurs points forts dans la fabrication et la construction.

Une amélioration des perspectives de paix et de redressement en Syrie offre aussi la possibilité de gains politiques pour la Türkiye, menant au processus de démantèlement et de désarmement du groupe terroriste PKK.

Ce dernier, s'il se concrétise, constituerait un énorme stimulant économique et contribuerait à supprimer des points de tension dans les relations avec l'Europe.

Comme en Syrie, toute paix en Ukraine apporterait de grands bénéfices à la Türkiye, ses liens stratégiques étroits avec Kiev devant lui permettre de profiter de la participation à la reconstruction, qui pourrait représenter plusieurs dizaines de milliards de dollars par an.

Tout accord de paix en Ukraine est peu susceptible d'atténuer les préoccupations de sécurité plus larges pour l'Europe.

Et compte tenu de la menace persistante et existentielle probable de la Russie, et de l'affaiblissement du parapluie américain sur la sécurité européenne, l'Europe cherchera vraisemblablement à diversifier ses partenariats de défense et stratégiques.

À cet égard, la Türkiye est susceptible d'être le grand gagnant, avec sa grande armée capable et son complexe militaro-industriel bien développé.

Relations mondiales

La Türkiye est ouverte à un partenariat avec l'Europe dans le domaine de la défense et des technologies militaires, offrant à l'Europe de l'échelle mais en échange d'un transfert de technologie.

On a déjà observé certains progrès à cet égard avec les récents accords Baykar - Piaggio et Leonardo. D'autres sont probables.

Mais les défis de sécurité pour l'Europe, présentés par la guerre en Ukraine, offrent aussi l'occasion de réexaminer la question de la position de la Türkiye en Europe ; sa candidature à l'adhésion à l'UE pourrait recevoir un nouvel élan grâce à un accord sur une nouvelle Union douanière plus approfondie.

Les capacités de hard et soft power de la Türkiye l'ont aussi amenée à jouer un rôle actif dans la médiation de la paix au Moyen-Orient.

Ankara a joué un rôle critique en tant que garant dans le récent processus de paix pour Gaza. Important pour le faiseur d'accords qu'est Trump, la Türkiye a montré sa volonté de s'engager concrètement, offrant des troupes pour faire respecter tout accord.

Alors que cette dernière proposition semble avoir été bloquée par Israël, en montrant une approche positive et constructive pour instaurer la paix, la Türkiye s'est attirée des alliés à la Maison-Blanche.

Cela devrait rapporter des bénéfices, peut-être sous la forme d'un accord visant à obtenir la levée des sanctions contre la Türkiye et son retour au très convoité programme F-35.

Cette perception de la Türkiye comme un négociateur pragmatique d'accords, conforme au récit trumpien, mais aussi comme un sérieux fournisseur de hard power et de technologies militaires, a permis d'améliorer les relations dans la région au sens large.

Les relations avec les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite se sont fortement améliorées — soutenues par une réponse coordonnée sur Gaza et en tant que contrepoids à Israël.

Même les relations avec la Chine sont en voie d'amélioration, le commerce et les liens d'affaires étant prioritaires et contribuant à instaurer un ton positif.

En résumé, la Türkiye a réussi à transformer un ensemble d'événements géopolitiques difficiles à son avantage, et des opportunités s'ouvrent désormais pour des relations étrangères nettement améliorées, et avec elles, des résultats économiques.