| Français
Débats
POLITIQUE
8 min de lecture
La troisième intifada est culturelle : comment les Palestiniens résistent à travers l'art et la visibilité numérique
Des réseaux sociaux à la narration visuelle, les Palestiniens reprennent le pouvoir du récit, transformant la culture en nouvelle ligne de front de la résistance face à l'occupation illégale et au contrôle algorithmique.
La troisième intifada est culturelle : comment les Palestiniens résistent à travers l'art et la visibilité numérique
Cinéastes palestiniens présentent 'Palestine 36' au Festival du Film de Bogazici à Istanbul / AA
25 novembre 2025

Par Berire Kanbur

La lutte palestinienne pour la souveraineté a évolué sur plusieurs décennies, chaque génération trouvant de nouvelles formes d’expression et de résistance.

La première intifada reposait principalement sur des actions collectives, civiles et symboliques. La seconde intifada a pris une orientation différente, mettant l’accent sur une résistance militarisée et une visibilité médiatique. Aujourd’hui, une « troisième intifada » émergente se dessine comme étant de nature culturelle.

Autrefois liée aux troubles politiques, l’expression « troisième intifada » est ici réinterprétée comme un mouvement culturel, une forme d’insurrection fondée sur l’art et la représentation.

Depuis la création de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 1964, la production artistique et culturelle a occupé une place centrale dans la stratégie de libération palestinienne.

Les initiatives de base dans les camps de réfugiés ont préservé les histoires orales et les traditions lors de rassemblements communautaires, maintenant l’identité vivante malgré les difficultés liées au déplacement.

La culture a toujours eu de l’importance, mais elle est aujourd’hui devenue un outil stratégique pour la reconnaissance et la visibilité.

Ces dernières semaines, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a déclaré : « Nous devons nous battre avec les armes qui s’appliquent aux champs de bataille dans lesquels nous sommes engagés, et les plus importantes sont sur les réseaux sociaux. »

Par ces mots, Netanyahu a dévoilé le « Esther Project », une campagne de propagande israélienne conçue pour déformer le discours public sous l’appellation de « riposte ».

Le ministère israélien des Affaires étrangères, via des sous-traitants tels que Bridge Partners, aurait payé des influenceurs jusqu’à 7 000 dollars par publication pour diffuser du contenu pro-israélien sur des plateformes comme TikTok et X, ciblant en particulier les jeunes et le public américain.

Bridge Partners a ensuite décrit ces paiements comme des efforts visant à promouvoir un « échange culturel entre les États-Unis et Israël ».

Cette stratégie révèle l’ampleur de la machinerie de propagande israélienne, présentée sous couvert « d’échanges culturels », transformant les réseaux sociaux en un espace instrumentalisé où la vérité est déformée, la dissidence muselée et la morale troquée contre l’influence.

Pourquoi cela importe-t-il ? Parce que la visibilité est un pouvoir. Contrôler les réseaux sociaux permet de façonner les récits de manière algorithmique, renforçant des schémas hégémoniques et coloniaux qui définissent depuis longtemps la manière dont la Palestine est perçue et discutée sur la scène internationale.

Le pouvoir narratif à l’ère numérique

Le passage de la télévision aux écrans a amplifié les enjeux liés au fait d’être vu. À l’ère du visuel numérique, contrôler le récit est une forme de pouvoir. Une « intifada numérique » liée à la résistance culturelle émerge à travers la narration visuelle et affective : cinéma, art et témoignages mobilisent l’empathie et l’action politique, créant des registres émotionnels partagés.

Dans cette guerre de la visibilité, la vérité rivalise avec la viralité. Alors que des gouvernements lancent des campagnes de relations publiques pour « nettoyer » l’image de l’occupation, les Palestiniens documentent la vie quotidienne, le deuil et la résilience avec une honnêteté brute. Leurs récits percent le bruit numérique précisément parce qu’ils proviennent de l’expérience vécue, et non d’influence rémunérée.

Pour que les voix palestiniennes soient réellement entendues, leurs récits doivent circuler sur des plateformes culturelles et artistiques, et pas seulement dans les cycles d’actualités.

Les réseaux sociaux, l’art et la littérature permettent aux Palestiniens d’affirmer leur identité, de préserver la mémoire et de soutenir la résilience collective.

RELATEDTRT Afrika - Similitudes frappantes entre deux systèmes d'apartheid : Afrique du Sud et Israël

Malgré les efforts d’Israël pour effacer systématiquement l’identité palestinienne par l’appropriation, le vol et la destruction du patrimoine culturel, les Palestiniens continuent de préserver leurs traditions — de la langue à la cuisine, en passant par la musique et les vêtements — transformant l’art et la littérature en puissants outils de défi.

Par des projets de base, des expositions et des initiatives éducatives, ils partagent leurs histoires au-delà des frontières, unissent les communautés et maintiennent la cause vivante, en particulier parmi les jeunes générations de la diaspora.

Des initiatives comme Riwaq, un centre palestinien de conservation architecturale, restaurent des maisons et des villages historiques, tandis que Qalandiya International, une biennale d’art organisée à travers les villes palestiniennes et la diaspora, réunit artistes et publics pour maintenir visible la créativité palestinienne.

Ces initiatives montrent une volonté non seulement de préserver les traditions et la culture, mais aussi d’en produire de nouvelles. Il ne s’agit pas seulement d’une protection passive ou d’une conservation, mais d’une affirmation active d’identité et de souveraineté.

La culture n’est pas seulement l’art ou le patrimoine : c’est la vie quotidienne : comment les gens cuisinent, construisent, chantent et se rassemblent. L’occupation israélienne a tenté de dépouiller ces pratiques de leur sens, en s’appropriant tout, de la nourriture à l’architecture, en passant par les oliviers et des symboles comme le kéffieh.

Pourtant, les Palestiniens continuent d’affirmer leur souveraineté par la culture, utilisant la sémiotique et le symbolisme pour communiquer résilience et identité.

Le mois dernier, la fresque de l’artiste de rue britannique Banksy sur la Royal Court of Justice à Londres illustrait ce principe : silencieuse mais puissante. Bien qu’effacée du mur du tribunal en quelques heures, elle a véhiculé un message durable de résistance.

Contrôle algorithmique et hégémonie numérique

C’est le siècle des réseaux sociaux, où les récits se construisent et se diffusent via des plateformes numériques. Aujourd’hui, ces espaces sont devenus le moyen le plus puissant — et parfois le seul — d’amplifier la résistance et de faire entendre des voix.

Dans un monde globalisé dominé par l’hégémonie culturelle, utiliser ces plateformes n’est pas facultatif mais essentiel.

Au cours de la dernière décennie, les algorithmes ont progressivement remplacé les médias traditionnels comme nouveaux gardiens de l’information, déterminant quelles histoires sont vues et lesquelles sont enterrées. Ils fonctionnent désormais comme des instruments modernes de contrôle culturel, décidant quelles narrations survivent dans l’écosystème numérique.

L’histoire l’a déjà montré. Lorsque l’entrepreneur allemand Johannes Gutenberg a inventé l’imprimerie au milieu du XVe siècle, il n’a pas seulement créé une machine mais un accès sans précédent à des idées alternatives.

Bien sûr, les détenteurs du pouvoir en furent profondément troublés, car cela signifiait que le public pouvait lire largement d’autres sources et remettre en question l’autorité, menaçant directement les bases du contrôle.

D’une certaine manière, l’imprimerie fut le premier « algorithme », un contre-contrôleur de la vérité qui a permis la pensée critique et offert une plateforme aux « autres voix ». En affaiblissant le monopole de l’autorité sur le savoir, elle a déclenché une révolution informationnelle. Pourtant, paradoxalement, ce qui avait commencé à l’époque de Gutenberg comme une libération du savoir s’est aujourd’hui retourné contre lui-même.

Bien que l’accès à l’information soit aujourd’hui plus rapide et plus large que jamais, nous nous retrouvons de nouveau au sein d’un système médié. À l’instar du monde d’avant l’imprimerie, notre espace numérique soi‑disant ouvert filtre et remodèle ce que nous voyons. L’algorithme, tout en semblant neutre, fonctionne comme un nouveau gardien — censurant, éditant et reconditionnant des récits, servant non pas la vérité mais des fragments sélectionnés de celle‑ci.

Comme l’a soutenu le philosophe et homme politique italien Antonio Gramsci, la domination ne se maintient pas par la force seule mais en façonnant ce que les sociétés acceptent comme « sens commun ». L’hégémonie culturelle décide qui est vu, comment il est vu et ce qui devient crédible.

Rompre la crise de la représentation

L’intifada culturelle n’est donc pas seulement un mouvement créatif, mais une nécessité politique.

Elle s’oppose à ce contrôle algorithmique, aux biais des médias occidentaux et aux récits coloniaux qui étouffent les voix palestiniennes.

Des symboles comme la pastèque ont contourné l’interdiction du drapeau palestinien, démontrant l’ingéniosité dans la quête de visibilité et la reconquête du récit.

Cette lutte pour la visibilité est amplifiée par le rôle des médias occidentaux, qui élaborent leur propre régime linguistique géopolitique pour soutenir la propagande.

Des films comme Gaza Sunbirds et Holy Redemption illustrent cette approche, créant de nouveaux langages esthétiques pour dire ce que les mots ordinaires ne peuvent pas.

Gaza Sunbirds capture la résilience au milieu du conflit à travers la détermination d’athlètes handicapés à Gaza, tandis que Holy Redemption réfléchit à la foi et à la survie dans un Liban post‑conflit.

En documentant des histoires personnelles, des gestes et des émotions, ils restituent l’humanité et résistent à la déshumanisation.

Quand le langage lui‑même devient partie prenante de l’injustice, l’art devient un nouveau langage. L’intifada culturelle naît de ce besoin, transformant le silence en expression et construisant des récits contre‑hégémoniques.

Les Palestiniens et leurs alliés ne se contentent pas de résister à la domination idéologique : ils proposent de nouveaux cadres moraux et réinventent le langage même de la résistance.

Ce qui se déroule aujourd’hui n’est pas simplement une réaction à l’oppression, mais une réécriture des termes de la résistance.

La troisième intifada est avant tout culturelle, une insurrection d’art, de mémoire et d’imagination qui défie à la fois l’effacement et l’algorithme.

Face à la machinerie de la propagande et du contrôle, les Palestiniens continuent de parler, peindre, chanter et filmer leur existence pour la rendre permanente. Ce faisant, ils rappellent au monde que la libération n’est pas seulement une revendication politique, mais un droit culturel : le droit de se définir, d’exister selon sa propre image et de ne pas être oublié.

Berire Kanbur est un praticien des arts et de la culture basé à Londres et à Istanbul.

SOURCE DE L'INFORMATION:TRT World